Temps de trajet et temps de travail, ultime clarification ?

En droit du travail, le principe est que le temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail n’est pas un temps de travail. Il s’agit, entre autre, du corollaire de la liberté pour le salarié de choisir son lieu de résidence.
Si le principe ne semblait pas souffrir la discussion, la question s’est rapidement posée pour les salariés qui effectuent des déplacements, sur instruction de leur employeur, pour se rendre sur un lieu qui n’est pas un lieu habituel de travail, comme par exemple une formation professionnelle, une réunion, ou une intervention, ponctuellement, ou de façon régulière en fonction de leur emploi (commerciaux, techniciens, consultants, formateurs, …).
Deux analyses s’opposaient alors:
– la première qui reprenait l’analyse jurisprudentielle du temps de travail, c’est à dire être à la disposition de l’employeur, se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles,
– la seconde qui considérait que cela faisait partie des contraintes de l’emploi, que le salarié conservait une possibilité de vaquer librement à des occupations personnelles, et, in fine, que cette analyse pouvait amener l’employeur à commettre des infractions à la durée du travail.

En effet, comme le soulignait le Professeur Paul-Henri ANTONMATTEI, dans sa chronique « Durée du travail, la Cour de Cassation conserve la main ! » (RJS 99/06), à propos des heures d’équivalence, mais parfaitement transposable à la question des déplacements : » A l’inverse, si ces périodes constituent indiscutablement du temps de travail effectif, pourquoi autoriser leur exclusion ? Pendant ces périodes d’inaction, le salarié est à la disposition de l’employeur; il doit se conformer à ses directives. En revanche, il n’exécute pas la prestation, objet du contrat de travail, ce qui permet de discuter du point de savoir s’il peut vaquer librement à des occupations personnelles. Prenons l’exemple d’un salarié envoyé en mission au Japon avec un temps de trajet tout compris de 18 heures. Chacun sait bien que plusieurs phases animent le voyage : film, repas, sieste, lecture de dossiers… Qualifier toute la période de temps de travail effectif est excessif, comme l’est une exclusion totale. Mieux vaut s’entendre sur une équivalence que de plaider cette question devant un conseil de prud’hommes ! ». En 18 heures, la durée maximale de travail de 10 heures était largement dépassée.

Très rapidement, la cour de cassation assimile le temps anormal de trajet au temps de travail, (Cour de cassation, Chambre sociale, 25 novembre 2003, n° 01-43109 AFPA c/Marini)
« Attendu que pour décider que le temps de transport et de voyage de M. X… en exécution des ordres de mission qu’il recevait pour accomplir ses fonctions de formateur itinérant doit être considéré comme un temps de travail effectif et allouer au salarié diverses sommes à ce titre, l’arrêt infirmatif attaqué relève qu’en l’absence d’un régime d’équivalence négocié entre les parties, le temps de voyage des formateurs itinérants doit être considéré comme un temps de travail effectif ;
Attendu cependant que le temps habituel du trajet entre le domicile et le lieu du travail, ne constitue pas en soi un temps de travail effectif ;
Qu’en statuant comme elle l’a fait alors qu’elle devait rechercher si le trajet entre le domicile de M. X… et les différents lieux où il dispensait ses formations dérogeait au temps normal du trajet d’un travailleur se rendant de son domicile à son lieu de travail habituel et qu’elle devait faire la distinction entre le trajet accompli entre le domicile et le lieu de travail, d’une part et celui effectué, le cas échéant, entre deux lieux de travail différents, d’autre part, la cour d’appel qui n’a pas fait cette recherche, n’a pas mis la Cour de Cassation en mesure d’exercer son contrôle 
; «

Comme très souvent, ces positions interprétatives, mais de façon extensive de la loi, par la cour de cassation ont engendré une réaction législative. Selon les cas, le législateur soit entérine la position de la cour de cassation, soit, par une précision législative, redonne à la loi son sens originel, avec les adaptations nécessaires pour dissiper les équivoques qui avaient conduit au litige.

C’est ce qu’a fait le législateur avec la loi du 18 janvier 2005 qui a modifié le code du travail et apporté la précision suivante à l’article L212-4 devenu l’article L3121-4 du code du travail
Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif.
Toutefois, s’il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l’objet d’une contrepartie soit sous forme de repos, soit sous forme financière. La part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l’horaire de travail n’entraîne aucune perte de salaire
.

Tout cela pouvait alors sembler clair et non équivoque.

Cependant, la cour de justice de l’union européenne a rendu en 2015 une décision qui relançait les spéculations sur la conformité de notre texte avec la directive européenne sur le temps de travail,

Cour de justice de l’Union européenne, 3ème Chambre, Arrêt du 10 septembre 2015, Affaire nº C-266/14
« 50. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question préjudicielle posée que l’article 2, point 1, de la directive 2003/88 doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, dans lesquelles les travailleurs n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, constitue du «temps de travail», au sens de cette disposition, le temps de déplacement que ces travailleurs consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par leur employeur.  »

A la lecture de cet arrêt, il pouvait être pensé que pour les personnes dont l’emploi est totalement itinérant, le temps de travail commence au moment où ils quittent leur domicile, pour ne cesser qu’au moment où ils le regagnent, ce qui constituerait un bond en arrière de 10 ans.

La Cour de cassation vient de rendre un arrêt de principe qui tranche la question.

Cour de cassation, Chambre sociale, Arrêt nº 807 du 30 mai 2018, Pourvoi nº 16-20.634
« Attendu, selon l’arrêt attaqué (Lyon, 17 mai 2016), que M. X… a été engagé par la société Colly services le 18 janvier 1979 en qualité de technicien SAV itinérant ; que, selon avenant du 26 novembre 1996, le salarié était rémunéré selon un horaire fixe de 42 heures hebdomadaires, auquel s’ajoutait un forfait de 16 heures hebdomadaires au titre des déplacements professionnels ; que le salarié, faisant valoir que ses temps de trajet devaient être considérés comme du temps de travail effectif en application de l’article 2 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt du 10 septembre 2015 C-266/14, a saisi la juridiction prud’homale de diverses demandes à ce titre;
……….
Et attendu que la cour d’appel, après avoir exactement retenu par motifs adoptés qu’en application de l’article L. 3121-4 du code du travail dans sa rédaction applicable au litige, le temps de déplacement qui dépasse le temps normal de trajet doit faire l’objet d’une contrepartie, soit sous forme de repos, soit sous forme financière, a estimé que le salarié avait été indemnisé de ses temps de déplacement;
»

Le danger semble donc écarté, mais il est important de prévoir une indemnisation spécifique, en temps de repos ou en contrepartie financière aux sujétions de temps de trajets qui pèsent sur ces salariés astreints à des trajets importants, sans perdre de vue qu’il faut aussi s’assurer que les salariés en question puissent bénéficier du temps de repos minimal de 11 heures entre deux jours de travail, les temps de trajet ne rentrant pas dans ce dernier.